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Où en est-on dans la réalisation des Objectifs de développement durable ?
Les progrès vers les ODD, mis en place il y a près de dix ans, sont évalués lors du Forum Politique de Haut Niveau qui se réunit annuellement. Le Secrétaire général des Nations Unies, António Guterres, a noté que seulement 17% des cibles ont été atteintes. Les défis incluent les effets persistants de la pandémie de Covid-19, le conflit en Ukraine affectant les marchés des grains et des matières premières agricoles, et d’autres crises géopolitiques telles que le conflit Israël-Palestine. Les restrictions du canal de Panama dues à la sécheresse illustrent aussi les impacts du changement climatique. Ces facteurs sanitaires, géopolitiques et climatiques retardent significativement les progrès des ODD.
En France, la connaissance des ODD est encore limitée mais croissante. Selon une étude Ipsos publiée en mai 2023, 40% des Français en ont entendu parler, mais seulement 12% saisissent leur signification réelle. Ces données sont bien inférieures à celles observées dans des pays comme l’Espagne ou le Danemark. Toutefois, les grandes entreprises françaises intègrent de plus en plus les ODD dans leurs stratégies, illustrant l’adoption de ces objectifs comme cadre de référence pour aligner diverses actions tant au niveau étatique que privé. Ces entreprises voient souvent les ODD comme relevant principalement de l’agenda international, mais des aspects tels que la gestion de l’eau et les salaires décents montrent que les ODD concernent également des enjeux domestiques significatifs.
Le Sommet de l’avenir des Nations Unies, qui se tiendra en septembre 2024, représentera donc une plateforme cruciale pour discuter des avancées et des priorités futures. Pour 2024, le Secrétaire général des Nations Unies a établi des priorités claires. Parmi celles-ci, il a désigné en 3e position le Pacte numérique mondial et en 4e, l’organe consultatif sur l’intelligence artificielle. Cette orientation marque un engagement profond envers la régulation et l’intégration responsable de l’IA dans les processus mondiaux, réfléchi également par la première résolution de l’ONU sur le sujet, qui promeut une intelligence artificielle sûre, sécurisée et digne de confiance.
Cette résolution souligne l'appel à une meilleure gouvernance des technologies numériques, malgré les engagements actuels de certains États et acteurs du numérique, mais encore insuffisants.
Les ODD : contraintes ou opportunités ?
L’approche consistant à simplement cocher des cases ou à rejeter les Objectifs de développement durable sous prétexte qu’ils relèvent de politiques de développement humanitaire est une méprise vis- à-vis des enjeux fondamentaux de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) et du développement durable. En réalité, les ODD ne doivent pas être vus uniquement comme une contrainte légale ou une simple obligation de conformité – ce qu’ils ne sont pas du tout ; ils représentent une opportunité stratégique significative. Ce processus est crucial pour aller au-delà des résultats immédiats et mesurer les « outcomes » réels – terme utilisé pour décrire les conséquences à long terme des actions d’entreprise. Les ODD offrent également des occasions de développement commercial, comme en matière d'accès à l'eau, à l'éducation et aux infrastructures résilientes. La Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) accentue cette dynamique en soulignant l'importance de l'intégration de ces objectifs dans les rapports de durabilité des entreprises. En outre, les défis posés par les ODD sont aussi des opportunités de repenser et de réinventer les méthodes de production et de création des entreprises. Par exemple, l'intégration des femmes dans les comités de direction n'est pas seulement une question d'équité, elle est également prouvée pour augmenter la rentabilité et la valeur ajoutée des entreprises.
Qu’en est-il de l’adoption des ODD par les PME ?
Si les grandes entreprises disposant de ressources substantielles ont souvent été à l’avant-garde de l’adoption des ODD, il convient aussi de mentionner l’évolution remarquable des PME dans ce domaine. Après environ une décennie d’engagement au sein du réseau français du Pacte mondial, ces entreprises ont développé des pratiques avancées, abordant des questions spécifiques telles que la gestion de l’eau ou l’utilisation du plastique. Ces progrès reflètent l’esprit du Pacte mondial des Nations Unies qui encourage une progression graduelle vers une compréhension et une intégration holistique des ODD. Il est clair que, indépendamment de la taille, les entreprises peuvent parvenir à une approche efficace des ODD au fil du temps. Cela est illustré, par exemple, par des objectifs tels que l’ODD* 6 sur l’eau et l’ODD* 9 sur les infrastructures, qui sont devenus de plus en plus critiques, même en France où la gestion de l’eau pose un défi croissant, pas seulement dans les régions comme les Pyrénées. Le nombre croissant de PME adoptant une gestion raisonnée de l’eau, intégrant ces principes dans leurs objectifs de développement durable, montre des impacts significatifs non seulement sur l’écosystème aquatique et terrestre mais aussi sur les communautés locales.
Quelle corrélation y-a-t'il entre les ODD et des directives européennes comme la CSRD ?
Il existe une corrélation directe et significative entre l'adoption des Objectifs de développement durable (ODD) en 2015 et les politiques subséquentes mises en œuvre à l'échelle mondiale et européenne. Les ODD, adoptés par les États membres de l'Assemblée générale des Nations Unies, ont marqué un tournant en étant la première initiative où des textes de portée mondiale et universelle ont inclus non seulement les États, mais aussi toutes les parties prenantes, incluant le secteur public, le privé et la société civile organisée. Cette inclusion a facilité une prise de conscience accrue et une structuration autour de ces objectifs, qui a ensuite influencé d'autres grandes initiatives, telles que le Pacte vert européen lancé en 2019. Ce dernier fait explicitement référence aux ODD, illustrant ainsi un alignement sans précédent de l'Union européenne sur une politique internationale de développement durable et de décarbonation. Le Pacte vert, avec son ambition de parvenir à la neutralité carbone d'ici 2050, s'aligne également sur l'Accord de Paris, renforçant ainsi le cadre de la politique climatique et sociale européenne.
Comment les entreprises peuvent-elles aligner la mise en œuvre de la CSRD avec les Objectifs de développement durable (ODD) ?
Dès 2015, lorsque j'occupais des fonctions au sein d’une multinationale, j’ai pu observer que les entreprises ont rapidement identifié et sélectionné les ODD les plus pertinents. Dans le secteur énergétique, par exemple, les défis étaient principalement liés au climat, à la biodiversité, ainsi qu’à la gestion hydraulique. Les enjeux sociaux tels que la pauvreté ou la sécurité alimentaire, bien que moins saillants en France à cette époque, étaient aussi pris en compte, quoique avec une intensité moindre que celle observée à la suite de la crise de la Covid-19. Les entreprises se sont engagées rapidement à intégrer ces préoccupations au cœur de leurs stratégies de responsabilité sociétale d’entreprise (RSE), en s'appuyant sur les ODD pour structurer leurs initiatives en matière de durabilité et d'égalité des genres.
Dans l'analyse des pratiques actuelles, j'observe deux tendances distinctes au sein de la majorité des grands groupes. Premièrement, une minorité significative d'entreprises utilise la grille des ODD pour évaluer minutieusement l'ensemble de leurs opérations. Plutôt que de se concentrer sur leurs points forts, elles choisissent d'examiner les domaines où leur interaction est initialement moindre. Prenons l'exemple d'une entreprise du CAC 40 confrontée à l'ODD 14 sur la vie aquatique : la plupart admettront que ce n'est pas, à première vue, une priorité. Toutefois, en les incitant à analyser les impacts indirects de leurs activités économiques sur les écosystèmes aquatiques - à travers le transport, l'expédition ou le rejet de substances dans les cours d'eau qui finissent dans les océans - elles prennent conscience de leur influence réelle. Preuve en est, si l’on prend les particules de pneus, bien que schématiquement simplifié, le processus par lequel les particules issues de pneus en caoutchouc entrent dans les cours d'eau, puis dans les fleuves et finalement dans les océans, met en lumière l'impact substantiel de ces activités. Cela soulève également la problématique de l'utilisation du plastique, qui, malgré les débats en cours sous l'égide de l'ONU, finit souvent dans les océans, perturbant gravement la faune aquatique.
En outre, certaines entreprises adoptent une approche différenciée mais tout aussi rigoureuse dans l’évaluation de leurs investissements à travers les critères des ODD et l'Accord de Paris concernant les réductions de CO2. Cette méthodologie double permet d'analyser en profondeur les impacts environnementaux de leurs projets, indépendamment de leur localisation géographique. Si les impacts négatifs l'emportent sur les bénéfices, la décision d'investissement est révisée ou annulée. Par exemple, si un investissement nécessite la destruction significative de la biodiversité dans une région à forte valeur écologique, l'entreprise pourrait choisir de se réorienter vers une autre localisation moins sensible.
Concernant l'énergie solaire, la décision d'installer des panneaux solaires dépend fortement du contexte régional. En France, où l'énergie nucléaire est prédominante, le choix de développer l'énergie photovoltaïque pourrait ne pas être prioritaire. En revanche, dans des régions comme le Maghreb, l'utilisation des panneaux solaires peut être plus pertinente en raison de l'abondance de l'ensoleillement et de l'espace disponible, sans compromettre les zones agricoles ou naturelles. Ces décisions sont typiquement prises en concertation étroite entre les directions financières et de développement durable, intégrant des considérations à la fois financières et extra-financières. Cette approche holistique n'est pas souvent publique, car elle relève plus de l'analyse interne des risques stratégiques et financiers. Elle est pourtant cruciale pour aligner la stratégie d'investissement avec les objectifs de développement durable.
"Indépendamment de leur taille, les entreprises peuvent parvenir, au fil du temps, à une approche efficace des ODD."
Quelles distinctions entre les ODD et la CSRD ?
L'adoption des directives telles que la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) et le devoir de vigilance découle directement de cet engagement envers les ODD et reflète l'ambition de l'Union européenne de se doter de politiques robustes pour l'ensemble du continent, visant à anticiper et à transformer ses économies face aux défis climatiques et sociaux majeurs. La CSRD établit explicitement un lien avec le Pacte mondial des Nations Unies et ses Dix principes, ainsi que les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l'homme des Nations Unies. Cela démontre clairement que la CSRD et les initiatives globales de développement durable ne sont pas des politiques parallèles, mais intrinsèquement liées. La CSRD vise principalement à standardiser les pratiques de reporting extra-financier à travers l'Europe, en fournissant un cadre pour la transparence des entreprises vis-à-vis de leurs parties prenantes.
Contrairement aux ODD, qui constituent un plan d'action pour une transformation sociétale et environnementale, la CSRD sert d'outil de communication pour divulguer des données pertinentes — ou choisir de ne pas les divulguer. Cela souligne son rôle en tant qu'instrument de transparence et non pas d'action directe. Dans ce contexte, il est crucial de comprendre que la CSRD, tout en étant un mécanisme réglementaire imposé par l'Union Européenne, soutient les efforts des entreprises, y compris des PME intégrées dans les chaînes de valeur des grands groupes, et les encourage à adopter des pratiques de gouvernance améliorées. Il est toutefois important de souligner la distinction fondamentale entre la CSRD, qui est principalement un outil de transparence, et la CS3D, qui est orientée vers l'action. Cette dernière catalyse des initiatives concrètes, ce qui est essentiel pour nous au Pacte Mondial.
Comment monter en compétence sur ces sujets en interne, au niveau des collaborateurs ?
L'importance de la compétence dans ce contexte ne peut être sous-estimée. Les entreprises doivent anticiper les besoins émergents en compétences, souvent négligés, qui sont essentiels pour gérer et analyser les données de manière efficace. Par exemple, lors de ma récente visite en Côte d'Ivoire, la discussion autour du cacao durable a révélé que pour chaque parcelle, un certificat est nécessaire pour garantir des informations vérifiables sur des critères sociaux stricts. Ce besoin génère un volume considérable de données à gérer, nécessitant de nouvelles compétences spécialisées.
Ce nouveau paysage professionnel exige une collaboration renforcée entre les secteurs privé, public et associatif, conformément à l'Objectif 17 qui prône la coopération pour atteindre ces objectifs ambitieux. Le Pacte mondial des Nations unies, avec ses 62 réseaux nationaux à travers le monde, joue un rôle crucial en apportant cette expertise et cette formation nécessaires pour soutenir cette transformation.
Comment l'intégration de l'intelligence artificielle peut renforcer la transparence et l'efficacité dans la réalisation des ODD ?
Sur la question de l'intelligence artificielle, il est crucial de considérer non seulement la gestion des données mais aussi leur utilisation stratégique. Au-delà de la simple collecte de données, nous devons réfléchir à leur impact potentiel sur les investissements et les politiques publiques. L'IA ne doit pas seulement servir à accumuler des informations, elle doit être un vecteur de transparence et de responsabilité, influençant positivement les décisions en termes de durabilité et de rentabilité. Il est également essentiel que l'intégration de l'IA se fasse avec un souci profond de la protection des droits humains dès la conception. Une résolution adoptée en mars 2024 par l’Assemblée générale de l’ONU souligne la nécessité d'incorporer ces préoccupations éthiques pour éviter les biais qui pourraient fausser la restitution et l'analyse des données. Les exemples abondent, y compris dans des grandes entreprises technologiques, où des biais initiaux dans les algorithmes ont conduit à des discriminations involontaires. Ces erreurs ont été corrigées, mais elles illustrent la vigilance nécessaire dans le développement de l'IA.
L'IA peut alors considérablement accélérer la réalisation des ODD si elle est utilisée judicieusement. Cela nécessite des investissements importants en termes de ressources, de compétences et d'argent, assurant ainsi une analyse plus fine et plus efficace des enjeux globaux. Il est impératif de réduire la fracture numérique pour que ces technologies ne soient pas exclusivement l'apanage des pays développés, mais qu'elles bénéficient également aux pays en développement, garantissant un accès juste et équitable.
Enfin, la nécessité d'une gouvernance solide et d'un partenariat global entre le secteur public, le secteur privé, le monde académique, la société civile et les médias est impérative. Cela est particulièrement vrai face aux défis posés par les fake news et les informations erronées, qui nécessitent une approche coordonnée pour assurer une IA sécurisée et digne de confiance. Un pacte numérique mondial pourrait servir de fondement à cette gouvernance, assurant que l'éthique numérique corresponde à l'éthique de la vie réelle. L’Unesco travaille également en ce sens.
Quelles seront les entreprises qui se distingueront d'ici à 2050 ?
Ce seront celles qui auront su le mieux intégrer les principes de développement durable et de RSE dans leur modèle d'affaires, et qui auront ainsi développé la capacité d'anticiper et de réaliser des transformations durables. L'essence même de la compétitivité des entreprises réside dans cette capacité à évoluer et à pérenniser leurs modèles d’affaires face aux changements globaux. Actuellement, un quart à un tiers des PME françaises sont prévues à la vente dans les prochaines décennies… Cela indique une nécessité impérative pour ces entreprises d'anticiper les transformations sociétales, faute de quoi elles risquent de subir ces changements plutôt que de les diriger. L'attrait pour les clients, le recrutement des talents et l'utilisation efficace des ressources dépendent de la capacité d'une entreprise à innover et à repenser ses produits. Dans un contexte mondial, la compétitivité des entreprises ne se limite pas à une géographie, mais s'étend sur le marché global, influencé par des dynamiques politiques et économiques, comme celles observées entre l'Europe et les États-Unis ou même la Chine.
"L'essence même de la compétitivité des entreprises réside dans cette capacité à évoluer et à pérenniser leurs modèles d’affaires face aux changements globaux."
Entretien réalisé au 1er semestre 2024 dans le cadre de l'ouvrage Comment réussir votre stratégie de triple accélération