Sommaire de l'ouvrage
Comment définiriez-vous le mouvement de la “Strat Tech” auquel vous appartenez ?
Beaucoup de secteurs ont eu le droit à leur “accélération Tech” mais la sphère du conseil en stratégie avait été, jusque-là, assez préservée. Depuis 2/3 ans, la complexification du monde rend plus difficile l'exercice de conception de stratégie parce que les méthodes traditionnelles ne passent plus à l'échelle … Mettre en place une stratégie nécessite l’analyse de beaucoup de données et donc un temps long, là où les dirigeants ont besoin de réponses immédiates à leurs préoccupations du moment. En parallèle, l’arrivée des LLM rend possible l'automatisation d’un certain nombre de tâches, qui en les combinant permettent de résoudre des problèmes de plus en plus complexes. A la convergence de ces deux phénomènes, se trouve le mouvement de “Strat Tech”, qui permet de répondre au besoin d’accélération de la capacité d'analyse stratégique, pour plus de rapidité, de fiabilité, et en bout de ligne de performance et d’impact.
Quelle est votre parti-pris en termes de modélisation de l’IA ?
La technologie est souvent appliquée de façon froide, quantitative et analytique. Mais il faut aussi être capable d'injecter dans les modèles des éléments propres à la compréhension du monde autour de soi : principes éthiques et moraux, volonté de prise de risque.. Des éléments qui sont liés à la complexité de l’humain et qui, couplés avec la data, vont permettre de restituer une dimension plus émotionnelle et qualitative nécessaire pour bien diriger une organisation et les individus qui la composent. Ainsi, quand on modélise différents scénarios possibles, il y a toujours de grands écarts entre une démarche conservatrice et peu différenciante, et une approche plus audacieuse mais risquée. De même entre une stratégie qui privilégie la performance à court-terme, et une construction durable adossée à une vision long-terme, qui peut assurer la résilience de l’entreprise dans le temps par l’innovation, mais sacrifier les résultats immédiats. Ces deux extrêmes peuvent se défendre, et c’est notamment la sensibilité humaine qui orientera les choix de l’organisation dans une direction ou une autre. C’est pourquoi, dans la conception de nos modèles de simulation, il y a une partie très mathématique de modélisation, notamment au moment de l'entraînement des modèles, mais aussi l'injection d‘autres paramètres et règles qui permettent de capter ces nuances et de les intégrer dans les recommandations.
Dans une période d’austérité qui s’installe, comment les dirigeants peuvent prendre plus rapidement leurs décisions et à coût maîtrisé ?
Il est de plus en plus difficile, pour les dirigeants, de justifier des investissements de masse pour récupérer massivement des insights qui ont tendance à devenir obsolètes rapidement, et peinent à être réellement activables. Notre approche est de créer un modèle systémique qui va prendre en compte l’ensemble des dimensions - comportements consommateurs, technologie, data, brevets, réglementations …- pour éviter les silos. Cela permet de créer un actif où l’entreprise a accès en permanence à un environnement de simulation dynamique de son marché et les implications sur sa chaîne de valeur. Elle récupère ainsi des réponses qui lui permettent de s’adapter rapidement. Il y a donc un double bénéfice d’efficacité et de rapidité, auquel j’ajouterai celui de l’impact, grâce à des réponses également plus fiables.
Vous créez donc des jumeaux numériques entreprise ?
Il est bon de rappeler qu’historiquement, les jumeaux numériques ont été créés pour de la modélisation d’assets physiques ( une usine, une chaîne de fabrication, ou pour modéliser les flux de trafic dans une ville etc) et non pour modéliser le monde des affaires. Avec l’émergence des LLM, de plus en plus de méthodes consistent à créer un objet mathématique, qui va décrire le fonctionnement d'une entreprise, mais de façon plus conceptuelle. Par exemple, si on veut créer un jumeau numérique d’une entreprise qui fabrique des yaourts selon le prisme du “modèle des affaires”, il faut regarder toutes les ressources dont elle a besoin fonctionner (du lait, l’accès à des sources d’eau minérale …), les technologies (pour transformer le lait en yaourt, embouteiller les produits …) , ainsi que les compétences (fiches de poste des collaborateurs). On va aussi s’intéresser aux produits et services finaux vendus (fiches produits), aux différents canaux de distribution, aux différentes typologies consommateurs ou encore quelle est la plateforme de marque etc. On arrive globalement à un découpage de la chaîne de valeurs de l’entreprise en 7 tranches, avec pour chacune la détection des données les plus précises possibles. L’analyse et les recommandations qui en découlent sont ainsi spécifiques à l’entreprise, et directement rattachables au département concerné pour une actionnabilité immédiate des résultats.
Comment cette approche unique permet de réduire les risques liés à la prise de décision pour les managers ?
On peut contester le fait qu'avec plus de data, on prend des meilleures décisions, et il est vrai, qu'à un moment, trop de data tue la data … En revanche, ce qui est sûr, c'est que face à l’incertitude ambiante, entre une approche traditionnelle qui s'appuie sur des données historiques et sur de l'expertise, qui est très biaisé, et une autre, capable de prendre en compte de façon prospective les évolutions futures d'un marché, la seconde va réduire les risques. Cela s’explique notamment par le fait que la 2nde approche identifie et cartographie les risques possibles et les hiérarchise en fonction de la probabilité qu’ils arrivent et de l’importance d’impact sur le business. La prise de décision est donc moins risquée puisque les trajectoires possibles ont été identifiées en amont, grâce au traitement par l’IA d’un grand volume de données. Les méthodes de scoring viennent ensuite aider la décision car avoir 200 possibilités à plat n’est pas d’une grande aide directe.
Quelles sont les technologies que vous utilisez ?
Il faut avoir conscience que plusieurs technologies, assemblées ensemble, sont nécessaires pour arriver à avoir quelque chose de robuste. Aujourd’hui, les LLM sont très puissants pour extraire de façon précise toutes les informations contenues dans un corpus documentaire et ainsi identifier les signaux.
On couple ensuite les LLM avec des modèles physiques de représentation du monde pour organiser l'information de façon hiérarchique et conceptuelle, se basées par exemple
sur des classifications et des hiérarchisation très structurées (knowledge graphs et ontologies) pour éviter l’effet “Black Box” et les hallucinations.
A la suite de cela, il y a toute une série de tâches qui vont consister à établir des liens de corrélation ou de causalité entre les phénomènes : si l'inflation monte, alors les loyers vont augmenter, s'il fait plus chaud, les rendements agricoles vont être dégradés etc. Il y a donc besoin d'approches statistiques, qui peuvent faire intervenir du machine learning.
L’établissement de scores fait appel aux statistiques pures.
On retrouve enfin les LLM sous la forme générative, pour faire de la recommandation, et identifier des pistes d'action. On voit alors qu’il faut toute cette chaîne en amont, pour aboutir à une vraie qualité de recommandation de genIA, la pluridisciplinarité en termes de technologie est donc fondamentale.
Comment, selon vous, l’IA peut déjà s’associer au quotidien des dirigeants ?
Notre vision, c'est que l’IA doit devenir un collaborateur clé du dirigeant. Il y a beaucoup de fonctions qui, aujourd’hui, sont assistées par l’IA (marketing, finance, RH, médias …) mais peu au niveau du dirigeant pour l’accompagner dans la définition de stratégie, la résolution de problèmes (problem solving) … L’IA permet aujourd'hui d’apporter, à ce haut niveau décisionnel, des précisions quant aux complexités internes, une certaine forme de nuance aussi sur des aspects sensibles liés à la prise de décision. Un de nos objectifs est donc d’aider notamment à une optimisation de l’allocation des ressources (humaines, financières), pour que les décisions soient prises de façon véritablement éclairée. Il n'y a pas de raison que le CEO n'ait pas lui aussi son conseiller spécial IA qui l’ aide à mieux piloter son entreprise !
Quelle place reste-t-il à l’humain et à l’approche conseil ?
Nous sommes en train d'assister à une reconfiguration des métiers du service au sens large (agences, cabinets de conseil, agences de design …) avec l'intégration de ce genre de solution qui vont traiter les “couches basses” de leur travail, qui auparavant s'appuyaient sur des bases de connaissances historiques et qui maintenant vont plutôt reposer sur des systèmes de modélisation avancés. L’outil ne vient cependant pas remplacer l’humain de façon intégrale, car il reste la nécessité de se faire accompagner pour tout ce qui est gestion de projet : transformation, acculturation du Comex …
"Il n'y a pas de raison que le CEO n'ait pas lui aussi son conseiller spécial IA qui l’aide à mieux piloter son entreprise !"
Entretien réalisé au 1er semestre 2024 dans le cadre de l'ouvrage Comment réussir votre stratégie de triple accélération