témoignage Triple accélération

Depuis la crise sanitaire, les entreprises se posent différemment la question du recrutement.

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Thibaut Guilluy
Directeur général
FRANCE TRAVAIL
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Sommaire de l'ouvrage

La création de France Travail s’est inscrite dans une évolution, après que Pôle emploi ait déjà connu plusieurs changements, notamment au travers de la digitalisation d'un certain nombre de ses services et de la création de conseillers “relations entreprises” spécialisés dans l'accompagnement des employeurs dans leurs besoins de recrutement.

Quelle a été la genèse de la création de France Travail ?

Tout d’abord, il y a un changement de paradigme. Schématiquement, nous sommes passés d’une situation de chômage de masse à une situation de tensions de recrutement. En effet, depuis trente ans environ, les entreprises étaient plutôt habituées à ne pas avoir de difficultés à recruter, sauf dans certains secteurs en tension. À la sortie de la crise sanitaire, les effets combinés de la création d’emplois et de la baisse du chômage ont amené les entreprises à se poser différemment la question du recrutement, même s’il reste encore un nombre conséquent de personnes sans activité. Le challenge de France Travail est donc de trouver le bon matching et de proposer aux entreprises de recruter autrement que sur la traditionnelle méthode du CV. Aujourd’hui il ne s’agit pas juste de positionner des candidats face à des offres d’emploi. Sur le volet accompagnement des demandeurs d’emploi qui est l’autre mission de France Travail, il était également important de transformer notre organisation pour proposer un accompagnement au retour à l’emploi qui ne soit pas optionnel. Nous travaillons à proposer un accompagnement personnalisé prenant en compte toutes les dimensions de la recherche d’emploi : évidemment les compétences et les savoir-être mais aussi le besoin de garde d’enfants, de logement ou de mobilité. Notre ambition c’est de faire du sur-mesure de masse.

Quels sont les grands enjeux que doit servir cette transformation ?

Le premier est celui de l’exhaustivité, pour ne “laisser personne au bord de la route”, là où 60% des bénéficiaires du RSA ne sont pas inscrits à France Travail, où un grand nombre de personnes en situation de handicap ne sont pas identifiées et où énormément de jeunes sont laissés pour compte. Au 1er janvier, avec l’inscription de tous à France travail, nous serons en mesure de connaître les besoins de chacun, tant sur le champ professionnel que sur la situation sociale pour les orienter vers les chemins les plus rapides de retour au travail.
Ensuite, il y a l’investissement dans un système d’information pour faciliter la coopération entre les différents acteurs (travailleur social, conseiller de France Travail, agent de développement économique...), dans une logique de mise en commun des moyens. Aujourd’hui, les acteurs de l’emploi fonctionnent encore trop en silo alors qu’ils ont chacun un bout de la solution. L’objectif de France Travail est d’arrêter d’infliger notre complexité administrative à l’usager pour lui proposer un parcours sans coutures. Cela doit se traduire par le développement d’outils partagés pour déployer une connaissance commune et organiser conjointement les bouquets de solutions. Un exemple concret est celui de l’Académie France Travail, qui va permettre à chacun des acteurs d’accéder à des informations sur comment accompagner un jeune en recherche d’emploi, que faire face à telle situation de handicap ou comment répondre à tel enjeu métier dans un secteur en particulier.
Enfin, il s’agit de relier la gouvernance politique stratégique et financière – qui est portée par les élus et les services de l’État – avec la mise en œuvre opérationnelle qui, elle, est portée par France Travail et l’ensemble des acteurs de l’emploi. Il y a une inversion des mécanismes à opérer pour partir désormais des besoins dans les territoires, puisque la plupart des demandeurs d’emploi recherchent un travail dans leur bassin de vie, pour ensuite, par subsidiarité, y apporter des réponses aux niveaux départemental et régional. C’est pourquoi nous expérimentons actuellement les comités locaux pour l’emploi qui réunissent tous les acteurs impliqués dans la réussite des personnes à l’échelle du bassin de vie que me paraît l’échelle la plus pertinente.
On retrouve donc, dans le projet France Travail, ce triptyque : SI plateforme, inter-connaissance et gouvernance partagée des informations. C’est ce qui va permettre, par exemple, de définir des objectifs communs et partagés par l’ensemble des acteurs. Avoir une politique publique orientée vers l’humain, qui se veut plus agile, qui s’adapte et s’améliore en continue, tout en mesurant ses résultats et impacts, voilà comment on pourrait résumer France Travail. J’ajoute également qu’il s’agit d’une véritable révolution copernicienne, car partir de ce qui marche sur le terrain ou de l’expérimentation locale ce n’est pas vraiment ainsi que fonctionnent habituellement les administrations qui ont tendance à déployer « du dispositif » depuis Paris.


France Travail gère par essence un grand volume de données, comment abordez-vous cette “accélération data” ?

La data constitue le levier indispensable pour faire du sur-mesure de masse;  notre enjeu étant d’apporter la bonne solution, à la bonne personne sur le bon territoire et au bon moment mais ceci, pour des centaines de milliers de personnes en même temps !
Ceci évidemment avec une priorité :  la protection des données. C’est pourquoi nous travaillons sur la base d’un cloud souverain.
Enfin, lorsqu’on parle d’enrichissement des données, cela ne correspond pas uniquement aux informations présentes sur le CV, on peut également s'intéresser aux compétences personnelles, aux souhaits d'évolution professionnelle ou encore, aux attentes en termes d'équilibre de vie.  C'est cet ensemble de données qui va permettre de mieux accompagner chaque personne. C’est pourquoi nous investissons en ce moment beaucoup dans l'organisation de la data afin de mieux capter et d’organiser toutes les informations qui vont nous permettre de cibler au plus près des attentes les offres d'emploi et les offres de formation. Avec une data qualifiée nous améliorons le matching et nous réduisons le délai de recrutement pour les entreprises. Cette data in fine nous permet d’être plus proche des entreprises et des demandeurs sur leurs attentes.

Comment anticiper la part croissance que va prendre l’IA sur les métiers dans les années à venir ?

Nous avons investi sur le sujet assez tôt, où dès 2018 nous avons lancé un certain nombre de projets, de tests … avec la volonté de voir l’IA sous le prisme des opportunités plutôt que des peurs. Pour cela nous avons mis en place un comité éthique et l’IA est au cœur de notre dialogue social.
Nous travaillons l’IA sur 3 axes :
L’IA comme moyen d’améliorer les services de France travail et du service public de l'emploi. Un exemple concret est celui de l’aide au matching, où l’on va demander au demandeur d’emploi de s’exprimer pendant 10 minutes à l’oral sur sa situation et ses attentes : “Je ne peux pas commencer avant 8h30 car je dépose les enfants à l’école, j’ai besoin de stabilité donc je recherche un CDI…” et on va faire la même chose du côté de l’employeur : “J’ai besoin de quelqu’un qui sache faire telle tâche, qui accepte les déplacements …”. L’IA sert alors à trouver les bonnes correspondances tandis que nous nous occupons ensuite d’organiser les rencontres. Ainsi, quand une offre d'emploi arrive, l’IA fait un premier tri parmi les 5 millions de profils présents notre base de demandeurs d’emploi base et peut ensuite envoyer un sms de façon automatique : “Bonjour, nous avons une offre d'emploi de X pour X au salaire de X,  qui pourrait vous intéresser. Attention toutefois car avez-vous vu que le poste démarre à Xh et que le bus ne circule pas encore à cette heure-ci …”.
L’accompagnement des demandeurs d’emploi à la formation à l’IA comme compétence de base. On vient de lancer un partenariat avec Google pour utiliser l’IA dans sa recherche d'emploi. Et nous avons également un partenariat avec Microsoft.
L’impact sur les métiers, car l’IA est porteuse d'énormément de transformations et ce, de façon encore plus rapide que les révolutions précédentes.

Comment s’adapter alors ?

La clé est de ne pas faire de grandes projections sur 5 à 10 ans mais plutôt d’apprendre à gérer l’incertitude au quotidien. Cela n’empêche pas, pour autant, de travailler sur le temps long afin d’anticiper les besoins en emplois que vont avoir certains secteurs dans les années à venir. D’autant que cette proactivité ne se travaille pas seul, mais conjointement avec les universités, les entreprises des filières …

Quels sont vos engagements en termes de durabilité et d’inclusion ?

France Travail est, par nature, la plus inclusive possible, et c’est aussi vrai sur le volet de la transition écologique. Nous sommes par exemple en avance sur notre trajectoire bas carbone qui vise une réduction de -35% d’impact d’ici 2030.
De plus, comme pour l’IA, notre objectif est d'accompagner les demandeurs d'emploi pour muscler leurs compétences en matière de maîtrise des impacts environnementaux dans la recherche de leur emploi. En effet, énormément de métiers sont en lien, désormais, avec la transition écologique.
Enfin, nous travaillons beaucoup avec les filières pour être au plus près des besoins des entreprises. Ainsi, dans le secteur du nucléaire par exemple , nous avons signé un accord avec EDF et les acteurs de la filière sur le sujet de la transition énergétique, où il va y avoir besoin de plus de 5 000 recrutements par an, que ce soit au niveau des réseaux électriques, des installations et services ...

Quels changements organisationnels constatez-vous ?

Je perçois un système d'organisation de moins en moins pyramidal, avec une déconcentration des décisions. C’est important de donner une capacité décisionnelle suffisante sur le terrain. Je crois beaucoup à l’hyper-concentration des outils et à la l’hyper-déconcentration des décisions. En interne, cela suppose, un accompagnement culturel de nos cadres dirigeants et de notre équipe de direction pour revoir progressivement notre organisation et poser un cadre collectif.

Peut-on parvenir à l'objectif du plein emploi en France ?

Cet objectif ne dépend pas uniquement  d’un service public de l'emploi, il dépend également des politiques économiques menées, comme les orientations prises sur la réindustrialisation,  l'investissement dans les métiers d’avenir etc. Avec le plan France 2030 par exemple, nous créons un cadre favorable au développement des entreprises et à l'innovation et participons à l’attractivité du pays à l’échelle européenne. Si l’on accompagne au mieux les entreprises qui s’installent, elles créeront de l’emploi, donc cela génère une boucle vertueuse.
En outre, il y a aussi le besoin d’un renforcement de l’accompagnement des personnes qui sont très éloignées de l'emploi, grâce notamment à la formation, pour leur redonner la fierté d’avoir un travail.

Comment faites-vous converger les moyens au service de la triple accélération ?

Nous voyons clairement des passerelles entre les transformations puisque, par exemple, le transport représente une des principales sources d’émission de carbone en France mais les principales utilisations du transport se font dans le cadre des déplacements domicile - travail. Si, grâce à l’IA on arrive à intégrer la distance à l’emploi pour optimiser les matching, alors on peut avoir un impact direct sur l’émission de carbone. De plus, si vous améliorez les conditions de travail grâce à une refonte de l’organisation, vous avez un impact sur la performance de l’entreprise.
En résumé, il est important de ne pas traiter en silo chacune des accélérations et de toujours chercher un alignement d’intérêts et de mobilisation des moyens.

Entretien réalisé au 1er semestre 2024 dans le cadre de l'ouvrage Comment réussir votre stratégie de triple accélération

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