Stratégie industrielle : pourquoi est-il primordial de conserver une vision à long terme ?
Il est important de travailler au moins sur les 5 ans à venir et notamment sur les sujets liés à la supply chain afin de connaître suffisamment à l’avance les contraintes et les disruptions. Si par exemple le projet est de s’équiper en robots pour automatiser et digitaliser la ligne de production, il faut prendre la décision suffisamment tôt pour éviter de subir, entre autres, une potentielle pénurie de composants électroniques et des pénuries de compétences.
Si les entreprises souhaitent accélérer, elles doivent donc être en capacité de planifier leurs plans d’investissements industriels sur un temps plus long que a+1. En Asie, les temps de projection sont connus pour aller plus loin que cinq ans, sur dix ou vingt ans, même s’il est effectivement difficile de prévoir à si long terme, cela autorise à rêver, à établir une ambition fédératrice de nos équipes, clients et partenaires au-delà d’une gestion de trésorerie souvent en flux tendu, soumise à de nombreuses contraintes court-termistes et liée à une dynamique de frugalité* only (faire plus avec moins).
Comment arbitrer entre chantiers “Now” et chantiers “Next” ?
On va plutôt chercher à identifier des effets de levier et leur potentiel d’accélération à court ou moyen-long terme. Dans l’industrie, il peut y avoir par exemple l’accélération de la R&D, mais il s’agit d’un effet de levier à cinq ans dans le domaine de l’énergie... ce qui signifie qu’il va falloir trouver un effet de levier complémentaire plus rapide. Il y a donc tout intérêt à mixer des chantiers qui vont avoir un effet immédiat avec d’autres où l’impact sera perçu quelques années plus tard. Se pose alors l’enjeu d’aller convaincre la direction d’investir sur ces chantiers qui vont avoir un impact à plus de quarante-huit mois ! L’utilisation de l’intelligence artificielle pourrait ici avoir un rôle futur à jouer, en permettant d’affiner les modèles prédictifs et ainsi ajuster l’arbitrage des chantiers dans lesquels s’engager et à quelle échéance.
Enfin, il est important de préciser que l’effet de levier ne doit pas être uniquement d’ordre financier. Chez Nexans, nous avons instauré un modèle E3 pour Économique, Environnement et Engagement, ce qui permet une vision holistique des potentiels d’accélération. Cela vient servir aussi notre volonté d’être « Net Zero » en émission carbone à horizon 2050. Si on traduit ce modèle en action concrète, on peut prendre l’exemple d’un chantier de bâtiment, où après le béton et le ciment, ce sont les câbles qui sont les plus impactants en termes d’empreinte carbone* car ils contiennent de l’aluminium. Aussi, l’année dernière, j’ai pris la décision d’investir dans de l’aluminium recyclé pour nos câbles. Grâce à cela, il est possible de réduire jusqu’à 50% leur empreinte carbone* : un choix qui vient servir à la fois l’environnement et l’aspect financier.
Quelle est la clé de succès d’une chaîne d’approvisionnement plus responsable ?
Cela tient surtout du passage d’une relation client- fournisseur à une dynamique partenariale, où l’on va casser les silos entre nos fournisseurs, nos clients... Si l’on prend par exemple un client public tel qu’Enedis, si l’organisation ne publie pas ses demandes capacitaires sur le réseau énergétique à horizon 2030, en tant que fournisseurs de câbles, nous ne pouvons pas fournir les bons câbles au bon moment et au bon endroit... et comment également nos fournisseurs en aluminium peuvent-ils être suffisamment réactifs pour assurer la demande ? On voit clairement un effet de chaîne. De plus, dans notre activité industrielle, la coalition sectorielle est primordiale pour faire évoluer les pratiques et aller vers des filières de collectes et de recyclage efficaces. L’ensemble de l’écosystème doit donc se mobiliser sous une forme partenariale qui reste encore à définir et à incarner.
Comment se traduit l’innovation durable ?
C’est un enjeu qui nécessite de travailler autrement, où on rentre dans des processus d’éco-design, où on garantit le cycle de vie des produits, leur impact carbone... C’est donc toute la chaîne de conception qui est remise en cause depuis l’approvisionnement, la production et le transport. Mais il y a aussi tout un volet social et d’inclusion, où l’ingénierie, la R&D et les métiers industriels dont les opérateurs de machines sont des domaines encore majoritairement occupés par des hommes. Il y a donc l’enjeu de la diversité de genre mais aussi celle d’expérience, qui va favoriser l’innovation de demain, au travers de profils, d’expertises et points de vue différents.
Quels sont les risques majeurs à appréhender ?
Notre activité ayant une dimension internationale - nous vendons dans 90 pays- nous sommes fortement exposés aux risques géopolitiques, aux aléas de la chaîne d'approvisionnement, ainsi qu’aux contraintes réglementaires spécifiques dans chaque pays. Il y a toutefois un risque qui prend de l’ampleur de façon exponentielle ces dernières années, c’est la cybersécurité, avec des centaines d'attaques quotidiennes sur chaque usine … L’utilisation de l’intelligence artificielle représente alors l’opportunité de mieux prévoir et contrer ces cyberattaques.
Accélération durable et digitale : quels sont les impacts organisationnels ?
En BtoB notamment, on voit bien un système qui est en train de se réorganiser, où avant il y avait plusieurs intermédiaires - revendeurs et sous-revendeurs - et où aujourd'hui le e-commerce permet la vente directe en ligne et ce, avec une dimension internationale. Il y a une tendance des acteurs du BtoB à dupliquer ce qui se fait déjà en BtoC pour accélérer à leur tour.
Par ailleurs, dans le secteur industriel, il y a encore un fonctionnement hiérarchique très pyramidal, lorsqu’il s’agit de décider. Aussi, l’enjeu est d’aller vers plus de décentralisation dans la prise de décision, afin que celle-ci soit suffisamment faite au niveau des équipes opérationnelles, et ainsi nous permettre d’accélérer ou d’être plus agile dans nos opérations.
Et d’un point de vue managérial ?
Travailler sa culture d’entreprise est impératif car nous travaillons, pour la plupart des entreprises, dans un écosystème à compétences et ressources limitées, où il y a une véritable pénurie de talents. Aussi est-il important de créer un climat propice au travail et à la collaboration qui favorise la fidélité des collaborateurs.
Entretien réalisé au 1er semestre 2024 dans le cadre de l'ouvrage Comment réussir votre stratégie de triple accélération