

Sommaire de l'ouvrage

Où en êtes-vous dans l’application de la directive CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) ?
Carrefour avait la chance d’être déjà bien préparé à la mise en œuvre de la CSRD*, notamment car nous publions depuis six ans désormais un indice RSE, qui regroupe les 17 clés de performance extra-financière pour le Groupe, et qui est audité et validé par nos commissaires aux comptes. Nous avions donc déjà l’habitude de publier un nombre important de données extra-financières, validées par des tiers extérieurs. Cela étant, il ne faut pas sous-estimer la charge de travail importante que va demander – et demande d’ores et déjà – la directive CSRD, qui impose de publier un nombre beaucoup plus important d’indicateurs. Pour autant, la directive CSRD représente également une opportunité, car désormais tous les acteurs en Europe devront publier des données extra- financières en termes de RSE. C’est un formidable moyen d’assurer un réel « level playing field » et de s’assurer que tous les acteurs économiques, cotés ou non cotés, soient soumis au même régime.
Quelle est la vision stratégique concernant vos engagements durables ?
L’engagement de Carrefour, c’est Act for Food, à savoir un ensemble d’actions destinées à promouvoir une alimentation plus saine, plus durable, respectueuse de l’environnement et de la biodiversité. Concrètement, notre stratégie RSE vise à définir des objectifs à la fois réalisables, mais aussi ambitieux. Il est en effet essentiel que les objectifs soient suffisamment exigeants pour conduire à des changements significatifs et en profondeur, mais il faut aussi que ces objectifs soient atteignables pour garantir l'adhésion interne et la motivation de tous.
Votre stratégie RSE ne s’arrête pas là...
Oui, notre stratégie RSE consiste ensuite à identifier les sujets émergents. La santé, par exemple, nous semble être la prochaine frontière en termes d’alimentation. Les produits biologiques, par exemple, sont appréciés non seulement pour leur impact environnemental mais aussi pour leurs bienfaits pour la santé. Ce sujet de la santé, renforcé par la crise sanitaire, est en train de devenir central dans toutes les industries de consommation, bien au-delà de la simple qualité sanitaire des produits. Chez Carrefour, nous avons pris un engagement fort : retirer 2 500 tonnes de sucre, 250 tonnes de sel et 120 substances controversées de nos produits à marque Carrefour d’ici à 2026. Les substances controversées par exemple, sont des additifs qui ne sont pas interdits encore par la réglementation, mais dont nous pensons qu’il est mieux qu’ils ne soient pas dans nos produits. Nous retirons ainsi de manière systématique l’aspartame ou le rouge cochenille de nos produits.
Enfin, le dernier enjeu émergent est celui de la diversité et de l’inclusion. Bien que l’Europe soit en avance sur le reporting extra-financier et les enjeux climatiques, comparativement aux États-Unis où le climat fait l’objet de critiques, les États-Unis étaient jusqu’à récemment plus avancés en matière de diversité et d’inclusion avec des politiques très structurées incluant des outils de mesure et de suivi. En Europe, et particulièrement en France, bien que la loi interdise toute mesure de discrimination positive, il est cependant essentiel de travailler à améliorer la diversité dans nos entreprises, dans toutes ses composantes (diversité hommes-femmes évidemment, mais aussi diversité liée à l’orientation sexuelle, au handicap ou à la diversité d’origine).
En quoi les transformations digitales et durables convergent aujourd’hui ?
Le digital et la responsabilité sociale des entreprises (RSE) présentent des logiques similaires. Ce sont des évolutions fortes et majeures, qui ont émergé de manière très rapide, et qui ont transformé profondément les modèles d'affaires, que ce soit dans la manière dont les entreprises opèrent ou dans les produits qu'elles proposent.
L'essor de l'e-commerce nous a ainsi mis en concurrence directe avec des acteurs comme Amazon, tout en nous poussant à développer notre propre offre de commerce en ligne. De façon similaire, la RSE influence notre fonctionnement, où il est désormais impératif d'évaluer l'impact environnemental de chaque ouverture de site ou avant de commander une flotte de camions. Ce changement affecte également les produits que nous vendons. Nos clients, en particulier dans la grande distribution, recherchent des produits biologiques, durables, et certifiés, comme ceux bénéficiant de labels de pêche durable ou de forêt durable. Il existe donc bien une convergence entre le digital et la RSE, qui ont bousculé nos entreprises et demandent de repenser la manière dont les organisations fonctionnent.
Quels sont, selon vous, les plus grands défis à relever ?
Je pense que le principal obstacle serait un potentiel défaitisme. Il ne faut pas adopter une attitude de résignation, en se disant que le défi est trop grand pour être relevé. Actuellement, avec la mise en place de la CSRD, il pourrait y avoir une tentation de rejeter cet effort. De plus, certaines initiatives, comme la modification des systèmes de réfrigération pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, sont cruciales pour des raisons environnementales mais ne sont pas directement perceptibles par les clients, ce qui rend parfois difficile de justifier l'investissement, surtout dans un contexte économique tendu. En outre, avec la crise actuelle du pouvoir d'achat, il y a également une inquiétude réelle quant à la capacité des consommateurs à continuer de soutenir l'achat de produits vertueux comme le bio, qui, bien qu'en croissance pendant des années, commence à être perçu comme coûteux. Je pense que le principal défi est de ne pas baisser les bras face à l’ampleur de la tâche.
Toutes ces initiatives en faveur de l’environnement et du vivant peuvent-elles constituer un élément d’attractivité pour les jeunes talents ?
Les jeunes générations sont extrêmement sensibles aux questions de responsabilité sociale et environnementale. Pour eux, ce n’est pas simplement une question de politique d’entreprise, mais un critère déterminant dans leur choix de carrière. Désormais, quasiment tous les candidats posent des questions sur nos actions en matière de réduction du CO2, même pour des postes qui n’ont, à première vue, aucun lien direct avec la RSE. Les jeunes talents ne se contentent pas de chercher un emploi ; ils cherchent une entreprise dont les valeurs correspondent aux leurs. Notre engagement en matière de RSE constitue donc un facteur clé pour attirer ces jeunes professionnels motivés, dynamiques et innovants.
Comment engager les équipes sur la mise en œuvre de la RSE ?
La stratégie consiste à se concentrer sur quelques indicateurs clés bien choisis, qui résonnent véritablement avec les valeurs de l'entreprise et qui sont significatifs pour les employés. Par exemple, chez Carrefour, la lutte contre le gaspillage alimentaire est un objectif bien compris et largement soutenu par l'ensemble des collaborateurs. De la même manière, la réduction des émissions de CO2 est un enjeu que nos salariés comprennent et soutiennent. Cependant, un excès d'indicateurs peut entraîner une perte d'engagement, et il faut donc veiller à bien se concentrer sur les priorités clés. Un autre facteur essentiel est la conviction et l'engagement de la direction, particulièrement du PDG. Si ses initiatives ne sont pas activement soutenues depuis le plus haut niveau de l'entreprise, elles sont vouées à l'échec. Les transformations liées à la RSE, par leur nature novatrice et leurs implications coûteuses, exigent un fort leadership, où le PDG doit non seulement être convaincu, mais également activement impliqué, montrant par des actions concrètes que l'engagement envers la RSE dépasse le discours.
De plus, la RSE est intégrée dans tous les événements internes majeurs, que ce soit lors des rencontres avec les investisseurs ou des réunions de cadres. Chaque rencontre inclut systématiquement un volet dédié à la RSE. Nous utilisons également Workplace, une plateforme de Facebook, pour maintenir une communication active sur la RSE au sein de l'entreprise. Sur cette plateforme, nous avons des communautés dédiées à la RSE où nous partageons régulièrement des informations et des mises à jour, et nous encourageons les collaborateurs à devenir ambassadeurs des sujets abordés. Les ambassadeurs sont des salariés qui, de leur propre initiative, s'impliquent passionnément dans nos activités RSE. Ils constituent un lien direct fort entre le siège et le terrain, en partageant les bonnes nouvelles et en remontant les informations provenant des collaborateurs.
Comment intégrez-vous les objectifs climatiques dans vos négociations commerciales avec les fournisseurs ?
Nous avons fait le choix d’intégrer les objectifs climatiques dans nos discussions commerciales. Dans cette optique, nous avons lancé l’initiative “Top 100 fournisseurs”, qui exige que nos 100 principaux fournisseurs adoptent des trajectoires climatiques claires. À défaut, ils ne pourront plus vendre leurs produits dans nos magasins à partir de 2026. Nous estimons que cette démarche est légitime, car nous avons une responsabilité quant à décider de qui obtient de l'espace sur nos étagères et selon quelle proportion. Nous avons également pris en compte la situation des plus petites entreprises qui travaillent pour nous, avec une approche différente. Pour les PME, nous avons établi un partenariat avec l’ADEME afin de les orienter vers cette organisation, qui financera ensuite en partie leur plan de décarbonation. Il est important de rappeler que nous faisons tous partie du Scope 3 de quelqu’un, et que nous devons collectivement agir sur l’ensemble de notre chaîne de valeur.
Entretien réalisé au 1er semestre 2024 dans le cadre de l'ouvrage Comment réussir votre stratégie de triple accélération