Si l’on prend vos différentes expériences, quel a été un des principaux défis dans la transformation numérique quand vous étiez au sein de Fnac Darty ?
Au début, ce que nous appelions la « transformation » était principalement lié à la prise de conscience que le monde et les attentes des clients évoluaient vers le numérique. Il est facile de dire que le client doit avoir une expérience omnicanale*, mais la véritable difficulté réside dans la mise en place de l’organisation, des processus et de l’infrastructure informatique nécessaires pour rendre cette expérience réellement omnicanale*. Un exemple concret était que nous avions identifié huit processus de service après-vente, mais qu’il n’y avait pas de lien entre le monde en ligne et le monde en magasin pour les gérer efficacement. Les clients avaient des besoins de service après-vente, mais notre organisation n’était pas adaptée pour y répondre. Nous avons alors réalisé que la transformation ne se limitait pas à l’aspect technologique, même si cela était essentiel. Il était également nécessaire de repenser l’organisation elle-même, en reconsidérant les métiers et les processus. Les métiers ont profondément évolué dans ce contexte.
En quoi la transformation numérique impacte-t-elle les processus mais aussi les métiers ?
Souvent, les gens – y compris les dirigeants – ont tendance à croire que la technologie simplifie uniquement les processus en place, ce qui est une vision politiquement correcte et rassurante. Par exemple, dans le secteur bancaire, il est tentant de penser que le rôle du conseiller bancaire est resté inchangé et qu’il est simplement devenu plus efficace grâce à la technologie. Cependant, la réalité est souvent bien différente : la technologie détient le potentiel de métamorphoser les processus existants, ce qui peut à son tour influencer de manière significative les métiers eux-mêmes. Ainsi, le rôle d’un conseiller bancaire aujourd’hui peut présenter des différences considérables par rapport à celui d’il y a dix ans, tout comme l’évolution substantielle du métier de libraire au cours des deux dernières décennies. Cette transformation culturelle et organisationnelle s’avère nécessaire pour s’adapter à ces changements.
Autre retour d’expérience : comment e.Voyageurs SNCF (aujourd’hui SNCF Connect) a abordé sa transition environnementale?
Il est remarquable de constater que l’entreprise a su ajuster son activité pour relever pleinement les défis de son époque, notamment dans le contexte de la transition environnementale. Nous avons répondu de manière proactive, en passant d’une position en marge à celle d’un acteur central. L’une de ses priorités a été de réduire l’empreinte carbone* de ses voyageurs en favorisant les connexions entre différents modes de transport respectueux de l’environnement, avec les trains au cœur de cette initiative, tout en intégrant d’autres solutions telles que le covoiturage, les bus et les transports publics.
Comment faire face au risque et au changement ?
Un point crucial à souligner est la différence d’approche entre les sociétés cotées et les sociétés non cotées. Les sociétés cotées, contraintes de présenter des indicateurs de performance clés (KPI*s) conformes aux prévisions chaque trimestre, se trouvent dans une position délicate. Bien que l’alignement entre les résultats annoncés et les résultats réels soit un signe de rigueur, il comporte un risque majeur : la réticence à prendre des risques. Cette obsession de faire correspondre la réalité aux chiffres prévisionnels, plutôt que l’inverse, peut inhiber l’aptitude au changement... Pour une société cotée, la surprise et la prise de risque sont des éléments particulièrement redoutés. Pour un dirigeant, l’un des pires scénarios est de se retrouver avec des « casseroles », c’est-à-dire des échecs ou des erreurs passées. Or, prendre des risques significatifs implique presque inévitablement de rencontrer des obstacles ou des échecs. Il est illusoire de viser un parcours sans faute. Reconnaître et accepter ce fait est essentiel pour impulser les changements nécessaires.
Comment soulever également les craintes liées à l’adoption de l’intelligence artificielle ?
L'introduction de l'intelligence artificielle (IA) dans les agences Adecco a révélé une division claire entre les collaborateurs : ceux qui l'ont utilisée sont devenus ses plus grands partisans, tandis que ceux qui ne l'ont pas adoptée sont restés sceptiques. Ce phénomène suggère un cercle vicieux où l'appétence initiale pour la technologie détermine son adoption. Toutefois, nous avons constaté qu'en familiarisant les collaborateurs avec l'IA, en s'appuyant sur leur usage quotidien d'outils numériques personnels, nous pouvions dissiper les peurs et prévenir l'effet de "boîte noire".
Quel est le challenge pour concilier visions “Now” et “Next” ?
Pour moi, c’est le paradoxe de l'époque : on a une temporalité de l’immédiateté qui demande d’être très agile et rapide. Il faut avoir des organisations capables de se retourner en un temps record : un challenge important surtout quand elles sont grandes ! À l’autre bout du spectre, c'est la vision associée aux dirigeants : les leaders et les managers. On a besoin des deux, mais on a besoin de leaders pour une vision presque intemporelle. Dans ces moments où tout bouge beaucoup, la vision est ce qui sert de point de repère, ce qui fixe et donne un horizon et nous rappelle qui on est.
“Il est nécessaire d'adapter les méthodes de recrutement et de développement professionnel pour mieux répondre aux besoins changeants du marché du travail”
Comment envisagez-vous l'évolution des métiers ?
En tant qu'expert en ressources humaines, j'observe que l'importance traditionnelle accordée au CV et aux expériences antérieures prévaut toujours, tant en France qu'à l'international. Cette tendance a pour effet de reléguer au second plan la culture des soft skills, ou compétences comportementales, souvent sous-évaluées en raison d'une interprétation erronée du terme « soft », qui ne reflète pas leur véritable valeur. En effet, dans un contexte professionnel en mutation rapide, il devient essentiel de reconnaître, de valoriser et de développer ces compétences, qui représentent un atout fondamental et font partie intégrante de l'identité professionnelle d'un individu. C’est pourquoi, chez Adecco, nous avons identifié la nécessité d'adapter nos méthodes de recrutement et de développement professionnel pour mieux répondre aux besoins changeants du marché du travail. Les statistiques indiquent que les individus changeront en moyenne de poste ou d'employeur 15 fois dans leur vie, une augmentation significative par rapport aux générations précédentes ! Cette évolution souligne que les compétences ne sont plus l'apanage exclusif d'une entreprise, mais deviennent la propriété de l'individu, qui les met à disposition des organisations pour lesquelles il travaille. De plus, nous constatons que l'obsolescence des compétences s'accélère, avec des savoir-faire devenant caducs en seulement deux ou trois ans, contre plusieurs décennies auparavant. Pour illustrer cette transformation, prenons l'exemple du métier de cariste, qui a évolué de la manutention physique à la téléconduite, et pourrait bientôt nécessiter des compétences en programmation.
“Selon les statistiques, les individus changeront de poste ou d'employeur, en moyenne, 15 fois dans leur vie”
Quelles actions permettent d’engager les collaborateurs dans ces multiples transformations des entreprises ?
En tant que président de l'association Dialogues, j'ai souligné l'importance cruciale du dialogue social bien structuré, qui doit inclure non seulement des réunions formelles mais aussi une communication transparente et un engagement continu de toutes les parties. Un dialogue social efficace transforme le management en un style plus horizontal et inclusif, favorisant le progrès et la gestion des changements. Un obstacle significatif, cependant, est la rigidité du modèle social français, notamment concernant les contrats à durée indéterminée (CDI) et les descriptions de poste. Cette rigidité peut limiter la capacité des entreprises et des travailleurs à s'adapter aux évolutions rapides du marché.
De plus, pour naviguer dans cet environnement en mutation, un engagement collectif en faveur de la formation continue est essentiel. Les employeurs, les pouvoirs publics et les individus doivent voir la formation comme un investissement vital, non comme une charge. L'introduction d'incitations fiscales pourrait encourager cette vision, transformant la perception de la formation en une opportunité plutôt qu'en un fardeau financier, et facilitant ainsi une adaptation plus fluide aux changements du monde du travail.
Entretien réalisé au 1er semestre 2024 dans le cadre de l'ouvrage Comment réussir votre stratégie de triple accélération